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Dans la catégorie: Écrits — kwyxz le 17/02/03 à 2:49

“Je me demande bien ce que l’Inspecteur va vouloir nous raconter !” se dit Bosco. Il était, comme tous les flics de la brigade, convoqué dans le bureau de l’Inspecteur Poussin par ce matin d’hiver. Sur les carreaux des fenêtres, la pluie s’acharnait à produire un vacarme assourdissant. “Bonjour, messieurs !” dit Poussin en entrant dans le bureau. “Je suppose que vous avez entendu parler de Jack L’Éventreur dans votre jeunesse ?” ajouta-t’il. Bosco fronça les sourcils. Où Poussin voulait-il en venir ? “Eh bien il est de retour, et a déjà commencé à frapper. Nous devons arrèter ce cinglé dans les plus brefs délais. Déjà douze prostituées ont été retrouvées mortes. Allez, au boulot, et plus vite que ça.” Bosco sortit en faisant la grimace. Il n’avait jamais trop apprécié Poussin, ni le caractère autoritaire de ce dernier.

N’en déplaise à Bosco, il fallait bien avouer que Poussin était d’une efficacité remarquable. En six mois, il avait élucidé plus d’une trentaine d’affaires avec un brio qui ferait rêver n’importe quel enquèteur débutant. Son sens de la logique et ses techniques de déduction étaient vraiment d’une finesse rare. Bosco fut brutalement interrompu dans ses pensées par la sonnerie du téléphone. “C’est une urgence, une prostituée qui vient de se faire agresser à Pigalle”. Bosco fonça vers sa voiture.

“Peux… plus… respirer…” Ce furent les deniers mots qu’entendit l’infirmier arrivé en premier sur les lieux. Un peu maigre pour la déposition de Bosco. Poussin était là également, il interrogeait les différents témoins et prenait des notes sur un petit calepin noir. Poussin prenait toujours des notes. Il faisait des croquis. Bosco se demanda combien de calepins Poussin pouvait avoir chez lui, soigneusement rangés sur une étagère.

Plus la pluie tombait fort, plus le vent redoublait d’intensité. Bosco se demanda si la météo allait donner un avis de tempête pour la journée. Si les éléments continuaient à se déchaîner, pensa-t’il, ils couraient droit à la catastrophe. Mais Bosco avait du pain sur la planche, et une mystérieuse succession de meurtres à élucider.

De jour en jour, les corps éventrés des malheureuses prostituées se faisaient plus nombreux. Bosco commençait à désespèrer. Comment faisait le tueur pour ne laisser aucune trace ? Celà faisait maintenant trois semaines qu’il lui courait après. Même Poussin, d’habitude si efficace, avait l’air de peiner. Néammoins, l’orgueil de Bosco lui interdisait de collaborer avec son supérieur. Le mois de janvier arrivait à sa fin et Bosco n’avait pas le moindre indice. Poussin continuait inlassablement à remplir des calepins noirs. De temps en temps, Bosco essayait de les lire par dessus son épaule, mais jamais il n’y parvenait. L’écriture de Poussin, toute en pattes de mouches, n’était pas lisible facilement sans une étude approfondie. À la grande surprise de Bosco, alors qu’il regardait avec insistance dans sa direction, Poussin s’approcha de lui et lui demanda s’il était possible qu’ils partagent leur informations et qu’ils coopèrent.

Devoir coopèrer avec Poussin ne l’enchantait vraiment pas. Mais ils manquaient cruellement de pistes l’un comme l’autre. Le nombre de victimes était désormais de 17. Uniquement des prostituées, dans divers endroits de Paris. Aucune logique apparente dans les meurtres. Elles étaient toutes éventrées de la même manière, mais n’avaient aucune caractéristique physique particulière. Des grandes, des petites, des maigres, des obèses, des blanches, des noires, des blondes, des brunes, des rousses, des africaines, des slaves, des françaises, rien ne permettait de les relier. Et puis, un jour, Bosco reçut un coup de fil. Au téléphone, la voix, qui finalement lui paraissait plus ou moins familière, même si passée à travers un filtre, lui indiquait un lieu de rendez-vous. Un témoin d’un meurtre, paraîtrait-il.

Attendre sous la pluie en planque qu’un témoin arrive, celà fait partie du métier de flic. Quand celui-ci arriva, Bosco le reconnut immédiatement. Poussin était avec lui. Ils discutaient peu. Bosco sentait que Poussin ne l’aimait pas beaucoup, mais il le lui rendait bien. Un homme cagoulé approcha doucement de la voiture. “Monsieur Bosco ?” Bosco n’eut même pas besoin de lui arracher sa cagoule pour deviner qui s’adressait à lui. C’était Marty, un proxénète local. “Oui, Marty ?” Marty sursauta à l’annonce de son prénom. “Euh…” “Allez vas-y, dis nous ce que tu as à nous dire.” Marty commença à frissonner. “Je l’ai vu. C’est un grand homme, dans un long manteau sombre, avec un chapeau noir.” Bosco se retint de rire. La description de Marty correspondait seulement à un bon demi-million de personnes sur Paris et sa région, et encore, en voyant petit.

Le jour se levait à peine quand Bosco fut tiré du lit. Poussin au téléphone : “venez vite”. Une nouvelle victime, la 21ème. Alors que Jack L’Eventreur prenait des souvenirs sur ses victimes pour s’adonner à l’anthropophagie, les corps étaient ici retrouvés intacts. Si l’on omettait l’ouverture béante à l’abdomen, bien entendu. Bosco sentait l’impatience le gagner. Quel était cet élément qui lui manquait et l’empêchait de progresser ? Pourquoi ne trouvait-il aucun indice ? Pourquoi Poussin, qui avait arrèté des dizaines de tueurs en série comme celui-ci, piétinait-il autant ? Bosco avait tenté de s’intéresser au moindre détail. Retracer la vie de chacune des victimes. Étudier les dates. Mais rien.

22. 22 victimes, le 15 février. L’affaire restait toujours aussi mystérieuse. De nouveaux témoignages faisaient état d’un grand homme. Sombre. Manteau. Chapeau. Rien de capital. Impossible de lancer un avis de recherche là-dessus. Poussin commençait à établir un dialogue. Il était impossible, selon lui, que le tueur continue ainsi sans jamais faire d’erreur. Tôt ou tard, il allait faillir, un peu comme ces joueurs de casino qui ne savent pas quand s’arrèter et continuent, continuent, jusqu’à perdre tous leurs gains et même plus. Car après tout, nul n’est infaillible. Bosco se demandait si Poussin l’aidait par conscience professionnelle ou bien tout simplement si leurs supérieurs avaient insisté pour que l’enquète avance.

Février arrivait à son terme. Bosco n’avait pas vu Poussin de la journée. Une grippe, probablement : elle faisait des ravages. C’est d’un pas presque machinal que Bosco s’avançait sur les lieux du meurtre de la 23ème victime. Au fur et à mesure des découvertes macabres, l’horreur subsiste, mais l’homme parvient mieux à la supporter. Quand il avait vu un cadavre pour la première fois, Bosco n’avait pu s’empêcher de vomir. Désormais, il y jetait un rapide coup d’oeil. Étudiait parfois quelques parties du corps pour trouver des indices. Et laissait le reste au légiste. Une fois de plus, le corps n’avait aucune marque particulière. Aucune empreinte. Aucune piste. Alors qu’il tournait les talons pour retourner à sa voiture, Bosco remarqua un objet de forme familière sur le sol. Il se pencha pour le ramasser, et l’examina attentivement. Ses yeux s’ouvrirent comme deux lunes, et la cigarette qui pendait entre ses lèvres tomba au sol.

Poussin souriait. Un serial-killer finit toujours par commettre une erreur. C’est élémentaire. Quelle qu’elle soit. Certains tuent selon des schéma bien précis : c’est pour anticiper leurs crimes qu’on a inventé le métier de profileur. Certains finissent par laisser des empreintes : s’ils ont déjà eu un quelconque antécédent, une recherche rapide permet de les retrouver. Un tueur “classique”, lui, a souvent un mobile. La recherche de ce mobile, elle, permet de confondre rapidement un suspect. Mais comment arrèter un tueur qui n’a pas de mobile, agit sans raison, de façon totalement aléatoire, et systématiquement muni de gants, vêtu d’un large cache-col et d’un chapeau qui empêchent de le reconnaître ? Pendant plusieurs semaines, Poussin avait cherché la réponse à cette question. Sa conclusion était désormais définitive : à moins que le tueur se laisse prendre volontairement, quelle que soit la raison de cet abandon, il était quasi-impossible de l’attrapper. Quand Bosco commença à tambouriner à sa porte, Poussin jeta un oeil à son étagère remplie de 22 calepins noirs dans lesquels il avait minutieusement décrit chacun des meurtres, à commencer par une biographie complète de la victime. Alors que Bosco défonçait la porte d’entrée, le 23ème calepin à la main, Poussin enfonça son arme de service dans sa bouche et, d’un air décidé, pressa la détente.

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